Galilée
Fête des 15 ans de Galilée
9 octobre 2010


Photos de la fête des 15 ans

Homélie de Mgr Albert Rouet
(église de Chasseneuil-du-Poitou)

   Luc 17, 11-19

Commençons par noter un détail : Luc connaît très approximativement la géographie de la Palestine ! Les frontières provinciales gardent si peu d'importance à ses yeux, que leur imprécision relève l'importance de ces groupes de malades errants dans toutes les campagnes : les lépreux. Pour l'évangéliste, l'existence de ces malades compte plus que l'itinéraire de Jésus vers Jérusalem. Manifestement, il ignore la route. Pour aller de la Galilée à Jérusalem, on traverse la Samarie, on ne commence pas par elle. C'est un peu comme si que pour aller de Chasseneuil à Paris, on énumérait dans cet ordre, la Touraine puis le Bordelais !

Justement cette inconséquence géographique ouvre l'horizon. La géographie de Luc n'est pas une géographie territoriale, il n'était pas de ce pays. Elle est une géographie des personnes.

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Des lépreux, ce sont d'abord des personnes qui se défont par une maladie horrible, contagieuse. Cette infection amenait un être à partir en lambeaux et à se décomposer. Elle n'était pas une maladie simple que les médecines de l'époque cherchaient à guérir, elle était une déconstruction de l'homme, une chair qui pourrissait. Elle faisait donc voir un vivant, marchant devant nous, un être en train de se défaire. Comme si la création marchait à rebours et qu'un corps normalement constitué retombait dans le chaos premier. C'est pourquoi, cette maladie était plus qu'une maladie, elle représentait même plus qu'une impureté. Elle portait atteinte à l'ordre normal du monde. C'est pourquoi seuls les prêtres étaient qualifiés pour en juger.

Donc le lépreux était exclu de la vie civile. Il n'avait pas le droit d'entrer dans une ville, il n'avait pas le droit de s'approcher du vivant. Imaginez, dans les campagnes, des groupes de 7, 8, 12 personnes qui erraient cherchant de quoi manger. Les maisons les plus hospitalières déposaient à la porte, au plus loin, de la nourriture que ces miséreux venaient ramasser. D'ailleurs dans le texte, (Luc le sait bien, parce que la lèpre était présente dans tout le bassin de la Méditerranée), c'est à distance que ces gens crient vers Jésus. Jésus leur répond ce qu'ils savent déjà : "Allez vous monter aux prêtres".

Ils y vont. Rien ne s'est encore passé. Aucun effet de la parole du Christ ne s'est manifesté. La guérison arrive en chemin, quand ils ont le dos tourné, quand ils sont en train d'accomplir ce que la règle demande, ce que la loi exige : un lépreux devrait aller se montrer aux prêtres pour faire constater sa maladie et, dans les cas beaucoup plus rares, reconnaître la guérison.
Or parmi ces lépreux, il y a un pauvre homme qui est un lépreux à la puissance deux car, non seulement il est lépreux, mais en plus il est samaritain.

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Les samaritains appartenaient à une population mélangée. Au moment de l'exil, les responsables de l'époque avaient déporté la population de Samarie vers l'Irak actuel, au bord du Tigre et de l'Euphrate, et avaient pris les populations de ces régions pour les ramener en Samarie. C'était pratique courante. Là ces transplantés avaient fait souche, s'étaient unis, alliés aux habitants qui restaient. Les samaritains étaient des demi-juifs, il y avait entre eux et les véritables juifs de Galilée et de Judée, une haine inexpiable.

Un proverbe vous dira tout : "Il vaut mieux donner un morceau de pain à un cochon, plutôt que de le donner à un samaritain". Ces demi-frères, ils adoraient Dieu sur une montagne, même pas au Temple de Jérusalem. Surtout, ils n'avaient pas conservé tous les livres de la Bible, ils n'avaient gardé que les cinq premiers livres de la Bible.

Donc ils en savaient moins, ils connaissaient moins les règles et ils avaient moins d'instruction religieuse. Parmi les guéris, il y a un ancien lépreux, de surcroît de Samarie, qui revient. C'est lui qui revient trouver le Christ. Voilà que par le simple geste de cet homme, se posent à nous aujourd'hui deux problèmes tout à fait fondamentaux. Il souligne surtout précisément ce que Luc veut nous mettre devant les yeux, l'Evangile d'aujourd'hui, quand on y réfléchit, est scandaleux, au sens propre du mot. Il est fait pour nous surprendre, il est fait pour nous déplacer, il est fait pour que nos habitudes de pensée raisonnent autrement.

Le premier problème distingue entre connaître et reconnaître. Connaître : nous en savons des choses sur Dieu, nous en savons des choses sur la vie. Mon Dieu ! Catéchisme, aumônerie, écritures, retraites, sessions nationales… et, nous, les homélies, les sermons… Nous savons beaucoup de choses. Quand nous posons la question à propos des enfants qui, dit-on, ne savent plus rien, ce n'est peut-être pas la bonne question, parce que nous pouvons savoir beaucoup, connaître beaucoup et ne pas reconnaître. Cette distinction que nous trouvons dans ce texte, où les lépreux, eux, connaissaient mais n'ont pas reconnu, est déjà présente dans saint Paul (Rm 1, 21). Elle affirme une différence radicale, essentielle à cette tradition devenue école. Parce que reconnaître, fait que ce que nous savons, change la vie, c'est faire que ce que nous avons appris, modifie les comportements et nous fasse changer d'axe de vie. Il y a énormément de gens qui connaissent beaucoup de choses sur Dieu, et cela ne change rien ! On connaît, on ne reconnaît pas. On connaît c'est-à-dire que l'on a en quelque sorte colonisé l'espace de Dieu. Nous savons ce qu'il faut faire quand il faut faire, comment il faut faire. On marche dans l'espace de Dieu comme dans notre propre petite maison, très à l'aise. Nous disons ensuite que nous sommes croyants mais nous ne reconnaissons pas. Nous ne reconnaissons pas ce Dieu qui n'est pas le Dieu de l'ordre, le Dieu des rituels bien agencés, des autorités suprêmes.

Il est un Dieu qui va frayer avec les lépreux, les samaritains et qui va manger avec les gens qu'il ne fallait pas fréquenter. Un Dieu incorrect ! C'est ce que le samaritain a compris et il revient vers Jésus.

Et là, pour bien monter ce qui est en cause, ce n'est pas simplement de la politesse de venir dire merci, le Christ lui-même, va s'effacer, car il ne dit pas que ce samaritain vient pour venir me remercier, il se trouve que ce samaritain, dit-il, vient pour rendre gloire à Dieu.

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Voilà que le Christ, dans son humanité, se met de côté du Samaritain. Ils sont tous les deux côte-à-côte, le guéri et le guérisseur, devant l'Invisible, devant celui dont le Christ annonce que pour Lui, il donne sa vie et qu'il s'efface, son Père ?
Est-ce que vous comprenez pourquoi cet homme revient ? Ce qu'il cherche n'est pas simplement son intérêt d'être guéri, d'être soigné, d'être réinséré dans la société, mais ce qu'il cherche, c'est un commerce de vie. Il est guéri et celui qui l'a guéri lui fait connaître un autre plus grand. Un autre qui dépasse le simple besoin que ce malade avait envie et le droit de voir disparaître. De ce fait, cet évangile nous met devant l'infini de Dieu, devant le fait qu'on ne peut pas le prendre dans nos mains, qu'on ne peut pas le dompter ni le coloniser, que nous n'en sommes pas les maîtres et encore moins les propriétaires.

Quand nous, nous revenons vers le Christ, nous nous retrouvons devant celui qui est au-delà de tout, de celui qui nous dépasse, celui qui nous attend, car voilà le deuxième problème de cet évangile. Il donne quand même un avertissement sévère. Les disciples, les foules, les douze, apparemment n'ont rien ressenti. Aucun de ces gens-là n'a compris l'infini de la position du Christ, la démesure de ce que le Christ leur disait. Il a fallu un étranger dans ce récit, celui qui en sait le moins sur Dieu, celui dont le statut social est le plus périlleux : samaritain et lépreux. Voilà que cet homme, lui, en dehors des habitudes, en dehors des bonnes pensées, c'est lui qui revient pour reconnaître le Christ… Du coup, l'Eglise est impliquée : allons-nous satisfaire de la magnificence des règles ou du nombre des lois ? L'Eglise est invitée à recueillir dans la même vie, des existences blessées, torturées, des vies même moralement répréhensibles, car ces vies reconnaissent un désir de Dieu plus grand qu'elles. Voilà que les disciples sont invités, vous aussi, à accueillir, chez des gens qui ne partagent pas forcément ni leur vie, ni leurs connaissances, ni leurs convictions, un élan, un désir, un appel plus grand parfois que chez nous. Nous rappelons, à ce moment là, les humbles personnes capables de recueillir ce que Zachée dira au dîner, ce que le centurion vient demander au Christ qui le comble d'étonnement et d'admiration, ce que le samaritain même vient de faire.

Voilà que cet évangile du Christ reconnaît comme indicateurs de Dieu, des gens qui ne suivent pas le Christ. Le même évangile de Luc dans un passage précédent, relate la demande de Jésus : "Nous avons vu quelqu'un qui chasse les démons,… et il ne nous accompagne pas" Et Jésus répond : "Qui n'est pas contre vous est pour vous" (9, 49-50).

Voilà un évangile semé sans frontière. Un évangile qui palpite dans le cœur de gens dont on dit qu'ils ne croient à rien. L'évangile qui décrit les lépreux, les pécheurs condamnés, condamnables peut-être, mais dont le cœur est touché, reconnaît en eux du sujet de Dieu, quelque chose de plus grand, de plus juste que la tiédeur. Ce consentement à leur intime vérité très souvent nous arrive dans l'accueil et le dépassement de nos limites. Et c'est à cela que l'évangile nous appelle.

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C'est cela que l'évangile nous apprend. Vous comprenez bien qu'aujourd'hui, il est tellement tentant d'avoir notre identité, bien fermée, bien repliée, bien délimitée, mais en ordre comme une armée où ne manquerait aucun bouton de guêtre. Nous aurions beau ranger, bien plier, bien classer, bien achalander, bien cataloguer. Mais Dieu n'est pas là. Dieu n'applique pas cet ordre. Alors que chez des existences extravagantes, flambe quelque chose du désir, de l'élan qu'il nous faut recevoir.

Voilà ce que St Luc nous propose. Cela indique peut-être beaucoup de choses à des communautés locales et à une aumônerie qui s'appelle " Galilée ". Cette zone intermédiaire entre le pays sanctifié de la Terre Sainte et les Nations.

Je trouve extraordinaire que vous soyez justement en frontière, en bordure, en lisière. Vous êtes, d'un côté ceux qui portent la connaissance du Christ de façon à la confronter à la reconnaissance, que d'autres vos camarades sont capables de sentir en eux-mêmes, même s'ils ne savent pas toujours l'expliquer ni l'exprimer. Mais c'est ce qui nous restera, ce sont les gens laissés pour compte, malades, qui sont capables d'avoir l'approche la plus proche de Dieu.

Le lépreux samaritain meurt par petits bouts. Il se décompose et du cœur de son existence, du cœur de son besoin vital, il se jette tout entier au pied du Christ et parce qu'il le reconnait, le Christ lui dit : "Ta foi t'a sauvé".